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9 mai 2014Lettres et allocutions

Mourir dans la dignité

Dans le cadre du Colloque de l’Association québécoise de droit comparé consacré à la réforme des soins de fin de vie et le regard du droit comparé, le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Jacques Frémont, a rappelé aujourd’hui que tout projet de loi concernant les soins de fin de vie doit tenir compte des libertés et droits fondamentaux.

Chers collègues, mesdames et messieurs,

Permettez-moi tout d’abord de remercier les organisateurs du Colloque de l’Association québécoise de droit comparé de m’avoir fait l’honneur de m’inviter à cet événement scientifique. Il me fait particulièrement plaisir de retrouver mes collègues de l’Association et de constater la vitalité de l’Association à laquelle je fus associé dans mes vies antérieures. Le sujet du colloque de cette année – La réforme des soins de fin de vie et le regard du droit comparé – est un sujet difficile non seulement pour les juristes mais aussi pour la société en général. Je ne peux cependant m’empêcher de rappeler que malgré la gravité des enjeux que soulève cette question, elle a mené à la tenue d’un débat calme, respectueux et relativement serein au Québec ces derniers mois – ce qui prouve qu’il y a encore moyen d’avoir une conversation de qualité sur des questions difficiles. Il est certes paradoxal qu’au même moment, le Québec ait connu un espace discursif sur une question elle aussi difficile, espace discursif marqué par le populisme, les préjugés et, me semble-t-il, le mépris et la mise à l’écart avoués du droit (et des droits fondamentaux). Le débat sur le projet de loi relatif aux soins de fin de vie a été aussi rassurant que celui sur cet autre projet de loi a été profondément inquiétant.

Le 4 octobre dernier, devant la Commission de la santé et des services sociaux de l’Assemblée nationale, j’avais l’occasion de présenter le mémoire de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse à propos du projet de loi n° 52. Permettez-moi de partager avec vous cet après-midi certains des éléments d’analyse contenus dans ce mémoire. Mes commentaires d’aujourd’hui prennent en compte des modifications apportées au projet de loi dans le cours des travaux parlementaires.

Mon propos se limitera à l’aide médicale à mourir, dont l’introduction en droit québécois constituait la principale innovation du projet de loi. Elle y est définie, on le sait, comme « un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un médecin à une personne en fin de vie à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès ».

La lecture du projet de loi permettait d’identifier deux prémisses explicites qui fondent la décision de permettre l’aide médicale à mourir. La première prémisse établissait que le recours à l’aide médicale à mourir s’inscrit dans un continuum de soins et qu’elle doit donc être fournie en continuité et en complémentarité avec les autres soins. Ce faisant, le législateur reconnaissait qu’il s’agit d’un soin qui, bien que terminal et irréversible, est néanmoins soumis au consentement du patient. Le projet de loi définissait les conditions médicales et légales sous lesquelles ce soin peut être prodigué.

En phase avec cette acception de l’aide médicale à mourir, la Commission a été d’avis que la faculté de recourir à l’aide médicale à mourir contribue à la mise en œuvre de plusieurs droits protégés par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, en l’occurrence le droit à la vie, le droit à l’intégrité, la liberté de conscience, le droit à la sauvegarde de sa dignité et le droit à l’égalité.

L’autre prémisse inscrite au projet et qui fonde l’accès à l’aide médicale à mourir est la reconnaissance des droits et libertés de la personne en fin de vie ainsi que l’obligation de respecter sa dignité, son autonomie, ses besoins et sa sécurité. Le fait pour le législateur d’associer « dignité » et « autonomie » n’est pas anodin. À l’instar de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Blencoe, le législateur québécois confirme ainsi que « la dignité est souvent en cause lorsque la capacité de faire des choix fondamentaux est compromise ».

Le respect de la dignité est inscrit dans le préambule de la Charte québécoise comme facteur constitutif de l’égalité de toutes les personnes ainsi que comme « fondement de la justice, de la liberté et de la paix ». Cette référence à la dignité inhérente de l’être humain trouve sa source dans les instruments internationaux de protection des droits de la personne. Selon la Cour suprême, cette inscription au préambule de la Charte en fait un guide pour l’interprétation de tous les autres droits protégés.

En outre, la dignité fait l’objet d’un droit substantif en droit québécois. En effet, l’article 4 de la Charte québécoise énonce que « toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité. »

Or, bien qu’elle apparaisse fréquemment dans les textes fondamentaux, la dignité n’y est pas définie. Selon la Cour suprême, la sauvegarde de la dignité est « liée à l’autonomie de la personne relativement à la maîtrise de son corps ou à l’ingérence dans les choix personnels fondamentaux ». Pour la Commission, il est clair qu’implicitement et dans certaines circonstances, le droit des personnes à leur dignité et au respect de leurs autres droits fondamentaux doit primer l’intérêt de l’État à les empêcher de réaliser leur droit. À cet égard, il me paraît clair que sociologiquement, la lecture proposée par la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Rodriguez en 1993 doit être écartée – ainsi que l’a fait de manière remarquable la juge Lynn Smith en Colombie Britannique – au profit d’une lecture plus contemporaine et plus sensible de la déclinaison et de la combinaison des valeurs collectives en présence. Autrement dit, la Commission estime que l’objectif poursuivi par le projet de loi et que les moyens proposés respectent les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne et, évidemment, de la Charte canadienne des droits et libertés.

C’est donc avec ces éléments en tête que la Commission a analysé la conformité des dispositions du projet de loi n°52 aux principes énoncés à la Charte des droits et libertés de la personne.

On le sait, l’article 26 du projet de loi prévoit sept conditions à l’accès à l’aide médicale à mourir et, en vertu des modifications adoptées en étude détaillée, ces conditions sont maintenant explicitement cumulatives. Quatre des conditions énoncées sont relatives à la situation médicale du patient : être en fin de vie, être atteint d’une maladie grave et incurable, être dans une situation de déclin avancé et irréversible de ses capacités ainsi qu’éprouver des souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions jugées tolérables. Ces conditions nous semblent raisonnables. Trois autres conditions sont plutôt relatives à la situation juridique du patient puisqu’elles n’ont rien à voir avec son état de santé : être assuré au sens de la Loi sur l’assurance maladie, être majeur et être apte à consentir aux soins.

Ainsi une personne qui remplit toutes les conditions médicales décrites à l’article 26 du projet de loi mais qui n’a pas 18 ans, ou qui est de retour depuis moins de trois mois d’un long séjour à l’étranger ou qui vient de perdre tout ou partie de ses facultés cognitives ne pourrait pas, même par une directive médicale anticipée, obtenir l’aide médicale à mourir.

L’objectif derrière ces conditions légales est simple : protéger des personnes éventuellement vulnérables en l’occurrence, les personnes mineures ou inaptes. Si cet objectif est certes louable, nous sommes d’avis que les moyens proposés peuvent être attentatoires aux libertés et droits fondamentaux des personnes concernées.

La situation du mineur, tout d’abord. En vertu du Code civil, le mineur de plus de 14 ans jouit normalement d’une autonomie décisionnelle restreinte en matière de consentement aux soins. Le Code civil, on le sait, prévoit l’intervention d’un juge si les parents ou un tiers contestent la décision du mineur. Pourquoi une telle autonomie restreinte n’aurait-elle pu être maintenue dans le cas de l’aide médicale à mourir ? Il s’agit pourtant d’un soin qu’on peut raisonnablement considérer comme requis si les conditions médicales prévues à l’article 26 sont satisfaites. Selon la Commission, cette impossibilité pour les personnes mineures d’obtenir l’aide médicale à mourir se trouve à compromettre certains de leurs libertés et droits fondamentaux protégés en vertu de la Charte québécoise, qu’il s’agisse de leur droit à la vie (les personnes peuvent hâter le moment de mettre fin à leur jour de peur qu’il ne soit pas mis fin à leur souffrance quand elles en seront incapables), de leur droit à l’intégrité (entendu comme le droit de disposer de son corps et qui fonde le droit de consentir ou de refuser les soins, est également compromis), de leur liberté de conscience (qui inclut celle de mettre fin à ses jours) et de leur droit à la dignité (qui comprend la maîtrise de son corps).

Est-ce que l’atteinte aux libertés et droits fondamentaux des personnes mineures se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique et peut ainsi être sauvegardée comme le prévoit l’article 9.1 de la Charte ? L’objectif poursuivi, en l’occurrence de protéger des personnes qui pourraient se trouver dans des situations de vulnérabilité, nous paraît résister à toute attaque et est louable. Cependant, suivant les tests élaborés par la jurisprudence de la Cour suprême, la Commission estime que la mesure pour y parvenir doit être raisonnable et porter atteinte le moins possible au droit touché.

S’il est raisonnable de rendre l’accès à l’aide médicale à mourir plus difficile pour les personnes mineures, il nous semble déraisonnable de leur refuser tout accès et à cet égard, la mesure prescrite par le projet de loi ne nous paraît pas satisfaire les critères, notamment d’atteinte minimale formulés par les tribunaux. Nous avons donc recommandé que des règles plus en phase avec les règles actuelles de consentement aux soins pour les personnes mineures et qui tiennent compte du caractère spécifique et irréversible de l’aide médicale à mourir soient adoptées. Est-il utile de rappeler que dans le cas des mineurs, l’incapacité juridique découle de la loi – et non de la nature ?

Comme pour la personne mineure, le projet de loi prévoit que le majeur inapte à consentir aux soins ne pourra pas obtenir une aide médicale à mourir.

Or, au Québec, le principe de l’autonomie de la personne dans le consentement aux soins est consacré tant par la Charte québécoise, par le Code civil que par la Loi sur les services de santé et les services sociaux.

Ce principe dispense les patients de se soumettre à des traitements, y compris la nutrition et l’hydratation, même quand ces traitements sont susceptibles de retarder la survenance de la mort. Cette décision peut être prise par un patient apte à consentir aux soins, par des directives anticipées ou par consentement substitué en cas d’inaptitude. Si la personne est apte à consentir, sa volonté prime clairement sur l’intérêt de l’État à préserver sa vie. Si la personne est inapte à consentir, qu’elle soit majeure ou mineure, il existe une présomption à l’effet qu’elle veut préserver sa vie. Elle est renversée si la personne a fait part d’intention contraire. Cette présomption serait également affaiblie à l’approche de la fin de la vie.

L’objectif de la prohibition de l’aide médicale à mourir pour les personnes inaptes à consentir aux soins est le même que dans le cas des personnes mineures : il s’agit de protéger les personnes potentiellement vulnérables. Mais encore une fois, le moyen proposé présente le défaut majeur de ne souffrir aucune exception et ce, même si les droits compromis sont similaires : le droit à la vie, le droit à l’intégrité, la liberté de conscience et le droit à la sauvegarde de sa dignité.

En outre, dans les cas des personnes majeures inaptes à consentir, leur droit à l’égalité est atteint par cette mesure. Le projet de loi n°52 prévoit en effet une distinction, exclusion ou préférence, en l’occurrence l’exclusion du recours à l’aide médicale à mourir, fondée sur un motif de discrimination prohibé – dans ce cas-ci l’inaptitude à consentir découle d’un handicap – et qui a pour effet de compromettre les autres droits et libertés protégés par la Charte. Le législateur engendre donc une discrimination entre les personnes qui sont aptes à consentir aux soins et celles qui ne le sont pas, ces dernières ne pouvant recourir à l’aide médicale à mourir sous aucune considération.

La Commission a recommandé au législateur d’adopter des règles quant à l’aide médicale à mourir qui soient plus conformes aux règles actuelles de consentement aux soins pour les personnes inaptes tout en tenant compte du caractère spécifique et irréversible de l’aide médicale à mourir. Aussi, croyons-nous que cette aide devrait être accessible par le biais de directives médicales anticipées.

Par ailleurs, depuis le dépôt du projet de loi n°52, la Cour suprême a accepté de se prononcer à nouveau sur la validité constitutionnelle de la prohibition de l’aide au suicide par le Code criminel. Ses réflexions pourront peut-être nourrir celles du législateur québécois.

On sait que le gouvernement actuel envisage de déposer à nouveau le projet de Loi concernant les soins de fin de vie. Les considérations fondées sur les libertés et droits fondamentaux qui justifient que comme société, on choisisse d’emprunter ce chemin en autorisant l’aide médicale à mourir sont importantes. Celles (tout autant fondées sur les libertés et droits fondamentaux) qui pourraient mener à autoriser l’accès aux soins sans discrimination, lorsque les conditions médicales le justifient, le sont tout autant. À cet égard, la porte doit être laissée entrouverte par le législateur. La possibilité pour les personnes inaptes de voir leur droit à la dignité respecté doit pouvoir exister quitte à ce que chaque cas soit, évidemment, particulièrement soigneusement étudié. Il y a fort à parier qu’alternativement, les tribunaux interviendront pour sanctionner ce non-choix législatif.