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21 février 2024Lettres et allocutions

Réfléchir sur le passé des droits humains tout en envisageant l’avenir de l’éducation aux droits humains

Voici l'allocution prononcée par Myrlande Pierre, vice-présidente de la Commission et invitée d'honneur au panel de discussion EquiTalks 2024: Transformer la division en dialogue. Cet événement était organisé par Equitas, le 15 février 2024.

Bonjour à toutes et à tous,

Je voudrais tout d’abord féliciter les organisateurs pour cette initiative et les remercier pour cette invitation à participer à cette importante rencontre sur la division et le dialogue. Je m’attarderai plus particulièrement au rôle que peut jouer l’éducation aux droits pour amener ou rétablir ce dialogue.

Dans une ère où la polarisation et la crispation du débat public semblent occuper une place toujours grandissante, quelles pistes de réflexion citoyenne et démocratique porteuses sont à explorer pour fortifier le socle d’une société plus inclusive, solidaire et égalitaire ?

Comment par exemple concevoir des espaces de dialogue qui permettent aux multiples voix, dont celles qui pendant longtemps ont été invisibilisées par divers systèmes d'oppression et des marqueurs tels le genre, la race, le handicap et la classe, de s'exprimer en toute égalité et dans le respect des perspectives qu'elles apportent ?

Comment le dialogue peut-il contribuer à repenser le lien social pour un « mieux vivre ensemble », dépassant les clivages?

Telles sont les principales questions auxquelles je m’attarderai en tentant de proposer quelques pistes de réflexion pour alimenter la discussion qui suivra avec d’ardent.e.s défenseur.es des droits humains à l’échelle nationale et internationale.

Comme vous le savez, nos sociétés sont actuellement marquées par d’intenses désaccords. Ceux-ci en plus de ne pas toujours favoriser le débat et l’échange, emportent parfois des risques d’atteintes aux droits protégés par la Charte, des droits chèrement acquis par des catégories de personnes historiquement discriminées.

On l’a vu au cours des dernières décennies, ce sont bien souvent des enjeux de droit touchant des groupes minoritaires et/ou minorisés qui ont suscité des « controverses ». Pensons :

  • aux vifs débats sur la question de l’accommodement raisonnable fondé sur le motif religion ou les initiatives entourant l’interdiction du port de signes religieux ;
  • aux discussions campées au sujet de la reconnaissance ou non de la dimension systémique du racisme et de ses manifestations, dont le profilage racial ;
  • aux événements remettant en question l’étendue et les limites de la liberté académique au regard de propos offensants ;
  • ou plus récemment à la mise en œuvre d’un programme scolaire qui aborderait entre autres thèmes l’identité et l’expression de genre, sans compter la remise en question plus large des droits des personnes trans et non-binaires, incluant les droits des enfants et de jeunes trans ou non-binaires.

D’autres questions, posées dans un contexte de polarisation et de crispation du débat public, et appelant un exercice de pondération des droits, auront également interpellé la Commission au cours des dernières années – qu’on pense au litige portant sur l’étendue de la liberté d’expression au regard de propos ciblant le handicap d’un enfant, etc.

Dans plusieurs cas, ces questions ont amené des interprétations infondées de la part d’acteurs divers quant à la mise en œuvre des droits et libertés de la personne. Par exemple, certains auront tenté de hiérarchiser des droits ou de leur accorder un caractère absolu, et ce, au détriment d’autres droits de la personne qui doivent pourtant être également pris en compte et protégés.

En somme, il manquait parfois une compréhension adéquate des droits et libertés et des principes qui les sous-tendent. On semblait notamment oublier que ceux-ci sont « universels, indissociables, interdépendants et intimement liés » et omettant que ceux-ci doivent être traités « sur un pied d’égalité […] en leur accordant la même importance »[1].

C’est pourquoi ces situations pouvant affecter des groupes de personnes susceptibles de subir diverses formes de discrimination interpellent nécessairement la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, dont le mandat est d’assurer le respect et la promotion des principes énoncés dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[2]. Pensons, entre autres aux discriminations et aux inégalités qui trouvent leurs sources dans divers systèmes d'oppression et les hiérarchies de pouvoir. Ceci nous amène au prisme de l’intersectionnalité qui met en exergue la pluralité et l'entrecroisement des discriminations. L’analyse intersectionnelle suppose également de prendre conscience de l’existence « de privilèges dont jouissent certains, volontairement ou involontairement, au détriment des autres »[3].

Est-il besoin de rappeler que « réduit à sa plus simple expression, l’objet des Chartes des droits est d’assurer le respect de la dignité inhérente de l’être humain »[4] ? Sa raison d’être peut se résumer simplement à « affirmer les droits et libertés de la personne et mieux les protéger »[5]. Ainsi, au moment de présenter le projet de charte québécoise, en 1975, on insistait sur le fait que le but d’une charte des droits est « d’affirmer solennellement les libertés et droits fondamentaux de la personne afin que ceux-ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation »[6].

Pour assurer l’effectivité des droits et libertés qu’elle énonce, la Charte instituait la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Parmi les responsabilités de la Commission, on retrouve notamment celle d’élaborer et d’appliquer un programme d’information et d’éducation, destiné à faire mieux comprendre et accepter l’objet et les dispositions de la Charte.

Cette dernière responsabilité est particulièrement importante pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, car l’éducation aux droits et libertés représente l’un des moyens de prévention indispensables contre les discriminations et les atteintes liberticides pouvant trouver leurs origines ou reproduites par la polarisation, la division et le conflit. Il s’agit d’un moyen de réaffirmer les droits et les valeurs placés au cœur de nos démocraties libérales et qui doivent être largement véhiculées à l’intérieur de nos sociétés pluralistes et dans nos institutions communes.

Plus spécifiquement, l’éducation aux droits participe de cette conception globale de l’éducation que promeut la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule à son article 26 que :

« L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux et religieux ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. »[7]

Ainsi, cette éducation aux droits est « conçue dès ses origines comme englobant des fonctions tant civiques que politiques liées à la transmission de valeurs venant renforcer la cohésion sociale »[8].

Comme l’a souligné Volker Türk qui est Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, lors d’une allocution offerte à l’occasion du 75e anniversaire de la DUDH, l’éducation aux droits englobe « un large éventail d’activités et de programmes éducatifs qui ont pour but de développer les connaissances et les compétences et les attitudes des apprenants, leur permettant d’exercer leurs droits humains, et de faire respecter et faire respecter les droits des autres »[9].

La Commission souscrit pleinement à cette vision et au rôle crucial de l’éducation aux droits pour l’instauration et la promotion de relations intra et intercommunautaires stables et harmonieuses[10].

Elle promeut d’ailleurs l’éducation aux droits, non seulement par sa pratique, mais aussi à travers les nombreuses recommandations qu’elle formule que ce soit dans ses commentaires sur le plus récent projet de politique en matière d’immigration, lors de la refonte du programme d’Éthique et de culture religieuse ou dans ses nombreux travaux sur le profilage discriminatoire.

Pour sensibiliser les décideurs à l’importance de l’éducation aux droits, la Commission s’est notamment appuyée à plus d’une reprise sur le Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’homme qui s’est déployé au cours des vingt dernières années à travers différentes phases. J’aimerais revenir sur deux des phases de ce programme qui ciblent des secteurs distincts de la société et qui ont particulièrement nourri notre propos et notre réflexion. La première de ces deux phases cible les systèmes d’enseignement primaire et secondaire. Puis la deuxième vise entre autres la fonction publique et les personnes responsables de l’application de la loi.

Concernant le premier secteur, la Commission a demandé plus d’une fois que l’éducation aux droits occupe une place plus grande en milieu scolaire, tant dans le curriculum que dans les normes et pratiques de l’école.

Ainsi comprise, l’éducation aux droits ne saurait s’en tenir à un enseignement d’une liste de droits abstraits. Elle doit plutôt se constater concrètement dans le quotidien des élèves, à travers une école qui fait « la promotion par l’éducation de la dignité inhérente à chaque enfant qui est doté de droits égaux et inaliénables »[11] et qui respecte comme une nécessité les valeurs fondamentales consacrées dans la Charte des droits et libertés de la personne. »[12].

La Commission a par ailleurs recommandé plusieurs fois d’amender la Loi sur l’instruction publique afin que le législateur y introduise formellement l’éducation aux droits.

La Commission a également mis en évidence les retombées de la mise en œuvre de cette vision globale de l’apprentissage des droits de la personne. Conformément aux objectifs de l’article 29 de la Convention relative aux droits de l’enfant, cela permet de « préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans la société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone »[13].

Soulignons de plus qu’il existe une parenté entre cet objectif de respect des différences et la lutte contre les préjugés, les stéréotypes et la discrimination[14]. L’éducation aux droits et libertés doit donc aussi s’attarder à déconstruire des phénomènes tels que le racisme, la xénophobie, le sexisme, l’homophobie et la transphobie.

Tout en prenant soin d’adapter les apprentissages selon le stade de développement des apprenants, l’école devrait également amener les élèves à mieux comprendre les recours existants, dont le mécanisme de protection prévu à la Charte en cas de discrimination ou de harcèlement discriminatoire fondé sur l’un des 14 motifs interdits.

Par ailleurs, si l’éducation aux droits interpelle nécessairement l’école, elle concerne également d’autres secteurs de la société ainsi que d’autres institutions. Ceci nous amène à la deuxième phase du Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’homme et à son intérêt pour le renforcement de « la capacité des titulaires de devoirs […] qui ont l’obligation de respecter, protéger et réaliser les droits de l’homme des personnes placées sous leur autorité, de satisfaire à cette obligation »[15]. Ce constat impose que les institutions portent une attention renouvelée dans l’énonciation et l’application de politiques publiques et du droit en tenant compte qu’elles sont également traversées par des rapports sociaux qui évoluent tant dans leurs narratifs que par ceux qui participent à leur transformation[16].

De façon concomitante, l’éducation aux droits peut contribuer à préserver et rétablir la confiance que la population en général et les groupes qui la composent portent envers ces institutions. La foi dans les institutions sociales et politiques est d’ailleurs l’une des valeurs démocratiques au fondement de la Charte.

Pour conclure ces premières remarques sur l’apport de l’éducation aux droits dans des secteurs clefs de la société, j’aimerais rappeler l’importance qu’elle doit prendre dans les activités de sensibilisation destinées plus largement à la population québécoise. En effet, développer l’éducation aux droits et libertés de la personne de manière à les rendre plus intelligibles pour l’ensemble de la société permettra de déconstruire certains mythes ou préjugés tenaces. Cela créera une mobilisation plus grande en faveur des changements nécessaires.

L’éducation aux droits peut également constituer une façon d’accorder une place égale aux multiples voix, dont celles qui ont été invisibilisées pendant longtemps par divers systèmes d’oppression et des marqueurs tels le genre, la race, le handicap et la classe.

Il s’agit plus fondamentalement de faire vivre pleinement ce cadre des droits et libertés que le Québec s’est donné il y a bientôt 50 ans. Il faut le rappeler de façon continue : ce cadre ne peut être ignoré ou mis de côté, tout particulièrement lorsque des enjeux qui touchent des groupes susceptibles de discrimination sont soumis à la discussion publique.

Le dialogue à lui seul risque d’être stérile s’il n’est pas animé par une pleine reconnaissance mutuelle à travers laquelle chacune des parties reconnaît à l’autre une égale dignité et un ensemble de droits qui leur sont communs. Un prérequis à cette reconnaissance mutuelle repose nécessairement sur une meilleure connaissance des droits et libertés.

«La pluralité des voix qui coexistent au sein de la société est corollaire d’une mouvance intrinsèque, historique, symbolique et identitaire qui nous oblige à mieux (re)penser les enjeux du vivre-ensemble. Le narratif qui sert à raconter le passé, le présent et le futur ne peut plus être désincarné d’une réciprocité et de la reconnaissance de l’existence de l’autre en tant qu’acteur social et cela invite à un nouveau contrat social.»[17]

Il faut reconnaître les malaises que peuvent provoquer certains sujets par la complexité des faits et des enjeux qui sont au cœur des débats des sociétés contemporaines et ouvrir le dialogue démocratique pour sortir de la dichotomie. C’est précisément ce que les philosophes grecs (Socrate, Aristote, Platon) nommaient la dialectique, dont l’étymologie “dia-legein” “à travers le langage”. La vie en société (ou le vivre ensemble) et le travail dialectique de la pensée impliquent une posture d’ouverture. La dialectique est ainsi utile pour la rencontre.[18]

J’aimerais terminer cette présentation avec une citation de Toni Morrison.

« Afin d'être aussi libre que possible dans ma propre imagination, je ne peux pas prendre de positions fermées ». (Romancière afro-américaine - 1931 - 2019)[19].

Je vous remercie de votre attention.



[1] Déclaration et programme d’action de Vienne, Rés. 48/141, Doc. off. A.G. N.U., 48e sess., Doc. N.U. A/CONF. 157/23 (1993), par. 5.

[2] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12.

[3] Myrlande Pierre et Philippe-André Tessier, « Nommer le racisme et apporter des correctifs », La Presse, 12 septembre 2020.

[4] Christian Brunelle, « L’objet, la nature et l’interprétation des Chartes des droits », dans Barreau du Québec, Droit public et administratif, Collection de droit du Barreau du Québec, vol. VII, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 29.

[5] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Après 25 ans - La Charte québécoise des droits et libertés, Vol. 1 : Bilan et recommandations, 2003, p. 1.

[6] Cité dans Ligue des droits de l’homme, Mémoire à la Commission parlementaire de la justice de l’Assemblée nationale du Québec sur le projet de loi 50, Loi sur les droits et libertés de la personne, janvier 1975, p. 6-7.

[7] Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. 217 A (III), Doc. off. A.G. N.U., 3e sess., suppl. n° 13, p. 17, Doc. N.U. A/810 (1948)., article 26.

[8] Pénélope Dufourt, « Fondements épistémiques et enjeux éthiques d’une éducation critique aux droits humains », Éthique en éducation et en formation, 2020, n° 9.

[9] Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, L’éducation aux droits de l’homme est un investissement en faveur de la paix et du progrès, 15 décembre 2023.

[10] Déclaration et programme d’action de Vienne, préc., note 1.

[11] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale – Projet de loi n° 21, Loi sur la laïcité de l’État, Cat. 2.412.129, 2019, p. 78, Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 1, Paragraphe 1 de l’article 29 : les buts de l’éducation, Convention relative aux droits de l’enfant, CRC/GC/2001/1, 17 avril 2001, par. 1.

[12] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, préc., note 10, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire sur l’Avant-projet de loi visant à modifier la Loi sur l’instruction publique, présenté à la Commission de l’éducation de l’Assemblée nationale le 4 septembre 1997, résolution COM-419-1.1 du 12 août 1997, p. 1 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la commission de l’éducation de l’Assemblée nationale sur la place de la religion à l’école, (Cat. 2.412-89.1), 1999, p. 1.

[13] Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, Doc. N.U. A/RES/44/25, (1989) 999 R.T.N.U. 3, art. 29(1).

[14] Comité des droits de l’enfant, préc., note 10, Convention relative aux droits de l’enfant, préc., note 10, par. 11.

[15] Assemblée générale des Nations Unies, Projet de plan d’action pour la première phase (2005-2007) du Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’homme, Cinquante-neuvième session, 2 mars 2005, p. 5, cité dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la Commission des relations avec les citoyens de l’Assemblée nationale sur le document intitulé vers une nouvelle politique québécoise en matière d’immigration, de diversité et d’inclusion – Cahier de consultation, Cat. 2.120-7.30, 2015, p. 33.

[16] M. Pierre et P.-A. Tessier, préc., note 3

[17] Tiré en partie de : Myrlande Pierre, « La résonance d’un profond malaise social », Le Devoir, 30 juillet 2018.

[18] Georges Frappier, L’art dialectique dans la philosophie d’Aristote, volume 33, numéro 2, 1977.

[19] Première Afro-Américaine à recevoir le Nobel de littérature en 1993.