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10 janvier 2022Lettres et allocutions

Lettre à François Legault sur le resserrement des mesures sanitaires et justification des restrictions aux droits et libertés de la personne

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et le Barreau du Québec font part au premier ministre de leurs préoccupations quant à la justification de certaines des récentes mesures restrictives de droits adoptées par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence proclamé en vertu de la Loi sur la santé publique relativement à la pandémie de COVID-19.

PAR COURRIER ÉLECTRONIQUE

Le 10 janvier 2022


Monsieur François Legault
Premier ministre du Québec
Bureau du premier ministre
Édifice Honoré-Mercier
835, boul. René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec) G1A 1B4
cpm@mce.gouv.qc.ca


Objet : Resserrement des mesures sanitaires et justification des restrictions aux droits et libertés de la personne

Monsieur le Premier Ministre,

Depuis le 19 décembre dernier, le gouvernement a procédé à un resserrement des mesures sanitaires dans le cadre de l’état d’urgence proclamé en vertu de la Loi sur la santé publique[1] relativement à la pandémie de COVID-19. Ces mesures incluent notamment la fermeture de plusieurs lieux et établissements, le retour à l’enseignement à distance à tous les niveaux scolaires, la réduction puis l’interdiction des rassemblements dans les résidences privées et l’imposition d’un nouveau couvre-feu[2].

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[3] et le Barreau du Québec souhaitent par la présente faire part de leurs préoccupations quant à la justification de certaines des récentes mesures restrictives de droits adoptées par le gouvernement, ainsi qu’à l’explication de celles-ci puisque la transparence est fondamentale à la confiance de la population dans un État de droit.

La Commission et le Barreau du Québec sont pleinement conscients de la gravité de la situation et de l’importance d’adopter des mesures exceptionnelles visant à assurer la santé et la sécurité des Québécoises et Québécois. La situation sanitaire est en effet critique, particulièrement en raison de l’impact que le récent variant Omicron a sur la hausse des hospitalisations et l’ensemble du système de santé québécois.

Nous reconnaissons par ailleurs la difficulté que représente la recherche d’un équilibre entre la protection de la santé publique — et par le fait même les droits à la vie, à la sûreté et à l’intégrité des personnes[4] — tout en préservant au mieux les autres droits et libertés protégés par la Charte des droits et libertés de la personne, comme la liberté de sa personne ou le droit au respect de sa vie privée[5]. Dans cette recherche d’équilibre, on doit en outre prendre en compte le droit à l’égalité[6] ainsi que le droit des travailleuses et travailleurs, entre autres ceux du secteur de la santé, mais aussi les travailleuses et travailleurs à statut précaire, à des conditions de travail justes et raisonnables qui respectent leur santé, leur sécurité et leur intégrité physique, respectivement protégés par les articles 10 et 46 de la Charte québécoise.

La Charte prévoit différents mécanismes qui visent à assurer cet équilibre entre les droits et le cadre juridique applicable à la justification de restrictions aux droits fondamentaux est bien défini par les tribunaux. La Commission et le Barreau du Québec ont d’ailleurs eu l’occasion de le rappeler, notamment lors des consultations sur la vaccination obligatoire du personnel soignant du réseau de la santé et d’autres catégories de travailleurs qui sont en contact prolongé avec les citoyens[7]. Pour se prévaloir de la disposition de justification prévue à l’article 9.1 de la Charte québécoise, le gouvernement doit en effet « démontrer que la [mesure] restrictive n’est ni irrationnelle ni arbitraire et que les moyens choisis sont proportionnés au but visé »[8].

De plus, dans le contexte actuel, alors que l’état d’urgence perdure depuis près de 22 mois, l’adhésion de la population aux mesures de protection de la santé publique repose encore davantage sur la compréhension que les gens ont de celles-ci et de leur justification. En plus d’être essentielle à la sauvegarde de plusieurs droits et libertés de la personne, la communication claire et transparente de cette démarche de justification des mesures restrictives des droits est nécessaire afin de permettre à tous et toutes de bien comprendre les différentes considérations qui ont mené à la prise de décisions gouvernementales. À cet égard, nous estimons qu’il serait hautement profitable, comme vous l’avez fait pour expliquer le code de couleurs des régions par le passé et que vous le faites quotidiennement avec les différentes données chiffrées pour expliquer le statut du système de santé, de rendre publique votre grille d’analyse servant à déterminer l’ajout ou le resserrement de mesures. Élargir la consultation peut aussi faire partie de l’éventail des moyens qui permettent cette adhésion et cette compréhension.

Rappelons également que l’objectif poursuivi par chaque mesure comme le lien rationnel existant entre eux ainsi que la proportionnalité des restrictions, incluant le caractère minimal de l’atteinte aux droits touchés, devraient être expliqués de façon accessible afin de garantir la confiance du public envers l’État de droit et d’éviter la banalisation du cadre qu’il permet de protéger. Tout en reconnaissant la légitimité de recourir à des mesures d’urgence pour lutter contre la pandémie de COVID-19, il convient donc de souligner l’importance des droits et libertés qu’elles mettent en cause de même que le caractère exceptionnel des restrictions qu’ils encourent.

Retenons d’ailleurs que la justification des mesures imposées doit continuer d’être évaluée régulièrement, selon l’évolution de la situation et des connaissances scientifiques et données probantes. Toute restriction imposée devrait également être supprimée ou modifiée dès qu’elle n’est plus justifiée par les circonstances[9].

Il est ainsi primordial de considérer les impacts des mesures sur les libertés et droits fondamentaux protégés par la Charte québécoise. Comme la Commission a déjà eu l’occasion de le rappeler, il est en outre nécessaire de tenir compte des impacts de ces mesures sur le droit à l’égalité qu’elle protège, et ce, afin de pouvoir corriger les impacts disproportionnés que peuvent avoir certaines d’entre elles sur les personnes déjà en situation de vulnérabilité, notamment en raison de leur âge, de leur état de santé ou de leur origine ethnique ou nationale, sur les personnes en situation de pauvreté, voire d’itinérance, ou encore sur les personnes vivant dans un contexte de violence familiale ou conjugale.

À titre d’exemple, la réimposition d’une mesure aussi grave sur le plan des droits et libertés qu’un couvre-feu a soulevé chez plusieurs personnes des préoccupations sérieuses à cet égard. Ainsi, une analyse des impacts d’une telle mesure sur les droits et libertés de la personne, accompagnée d’une communication claire et transparente des considérations ayant fondé le choix de la mettre en vigueur et, le cas échéant, de la maintenir, prend une importance particulière, afin de garantir le respect du cadre juridique établi par la Charte québécoise, mais également la confiance de la population envers les mesures mises en œuvre pour lutter contre la pandémie.

Nous terminons en vous offrant notre entière collaboration et notre disponibilité à vous rencontrer pour répondre à toute question relative à la présente.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de nos sentiments distingués.


Le Président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse,
Philippe-André Tessier

La Bâtonnière du Québec,
Catherine Claveau


c.c.
M. Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux
ministre@msss.gouv.qc.ca

Me Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice
ministre@justice.gouv.qc.ca

Dr Horacio Arruda, Directeur national de la santé publique et sous-ministre adjoint au ministère de la Santé et des Services sociaux
horacio.arruda@msss.gouv.qc.ca



[1] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S-2.2, art. 118 et 123.

[2] Voir notamment les arrêtés 2021-089 du 19 décembre 2021 (incluant des restrictions sur la fréquentation de certains lieux et la pratique de plusieurs activités), 2021-090 du 20 décembre 2021 (prévoyant, entre autres, la fermeture de nombreux lieux publics, la suspension des services scolaires en présentiel, etc.), 2021-092 du 22 décembre 2021 (visant notamment la restriction des rassemblements privés) et 2021-096 du 31 décembre 2021 (prévoyant, entre autres, l’interdiction des rassemblements dans les domiciles privés et imposant un couvre-feu).

[3] Ci-après « Commission ».

[4] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 1.

[5] Id., art. 1 et art. 5.

[6] D’un côté, on peut par exemple penser que des mesures peuvent être nécessaires pour protéger le droit à l’égalité de personnes qui se trouvent en situation de vulnérabilité en raison de leur état de santé. D’un autre côté, il faut également s’assurer que de telles mesures n’ont pas un impact disproportionné pouvant porter atteinte aux droits à l’égalité de certaines personnes, par exemple en raison de leur condition sociale. Retenons par ailleurs que le Québec est aussi lié par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui prévoit, à son article 12, que les États doivent prendre des mesures pour prévenir la propagation et le traitement des maladies épidémiques afin d’assurer l’exercice du droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé qu’elle soit capable d’atteindre.

[7] Barreau du Québec, La vaccination obligatoire contre la COVID-19 du personnel soignant du réseau de la santé et d’autres catégories de travailleurs qui sont en contact prolongé avec les citoyens, 26 août 2021, [En ligne] ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Présentation de la Commission aux consultations particulières et auditions publiques sur la vaccination obligatoire contre la COVID-19, 27 août 2021, [En ligne]. Voir également : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Avis concernant la conformité de l’obligation de port du couvre-visage à la Charte des droits et libertés de la personne(Cat. 2.119-1.5), 2020, [En ligne] ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Les passeports d’immunité au regard de la Charte des droits et libertés de la personne, (Cat. 2.111-2.17), 2021, [En ligne]. 

[8] Voir notamment : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 ; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 ; Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551.

[9] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Avis concernant la conformité de l’obligation de port du couvre-visage à la Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 7, p. 11-12.