Lettre aux membres de la Commission de la culture et de l'éducation sur le projet de loi n° 23
PAR COURRIER ÉLECTRONIQUE
Le 3 octobre 2023
Madame Roxane Guévin
Secrétaire par intérim
Commission de la culture et de l’éducation
Édifice Pamphile-Le May 1035, rue des Parlementaires, 3e étage Québec (Québec) G1A 1A3
cce@assnat.qc.ca
Objet : Commentaires sur le projet de loi no 23, Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique et édictant la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation
Mesdames et Messieurs les membres de la Commission de la culture et de l’éducation,
Comme vous le savez, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[1] s’est vu confier la mission d’assurer le respect et la promotion des principes énoncés dans la Charte des droits et libertés de la personne[2]. Elle assure aussi la protection de l’intérêt de l’enfant, ainsi que le respect et la promotion des droits qui lui sont reconnus par la Loi sur la protection de la jeunesse[3].
Pour ce faire, la Commission, dont les membres sont nommés par l’Assemblée nationale[4], a entre autres le mandat de « relever les dispositions des lois du Québec qui seraient contraires à la Charte et faire au gouvernement les recommandations appropriées »[5]. C’est en vertu de cette responsabilité que la Commission a analysé le projet de loi n° 23, Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique et édictant la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation[6].
La Commission souscrit à l’objectif du projet de loi d’améliorer l’efficacité et la performance du réseau scolaire québécois[7] dans la mesure où il permettrait d’accroître le respect des droits des élèves en contexte scolaire, dont ceux inscrits dans la Charte. Soulignons que cette dernière consacre le droit à l’égalité des élèves dans l’accès à l’instruction publique gratuite, lequel fait naître une obligation de prendre des mesures spécifiques pour favoriser la réussite éducative de manière qu’aucun d’entre eux ne fasse l’objet de discrimination. Les actions de la Commission dans la promotion et la défense des droits des enfants dans le domaine de l’éducation s’inscrivent dans cette visée.
Dans cette perspective et à cette étape des travaux parlementaires, la Commission considère essentiel de vous soumettre un certain nombre de commentaires qui portent sur les conditions de scolarisation des élèves qui sont protégés par la Charte et sur l’impact que celles-ci ont sur leur réussite éducative. Elle illustre plus particulièrement son propos en s’appuyant sur les conclusions des importants travaux qu’elle a menés sur les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage[8] et les élèves racisés. Par ailleurs, la Commission traite des conséquences de l’absence de données concernant le parcours scolaire de ces élèves sur la capacité du réseau scolaire de répondre adéquatement à leurs besoins éducatifs.
L’impact de conditions de scolarisation inadéquates sur la réussite éducative des élèves
La Commission accueille favorablement les ajouts proposés aux responsabilités du ministre, qui consisteraient à veiller à la réussite éducative des élèves, à assurer un suivi de leur parcours scolaire et à favoriser une gestion et une planification des ressources affectées au système d’éducation fondées sur la connaissance de leurs besoins. Il s’agirait selon elle de garanties supplémentaires nécessaires au renforcement des conditions de scolarisation offertes et d’améliorer la qualification et la diplomation de l’ensemble des jeunes élèves du Québec.
La Commission s’inquiète des conditions défaillantes de scolarisation de certains groupes d’élèves qui compromettent leur réussite éducative. Elle observe en effet, par le biais des diverses fonctions qu’elle exerce, qu’une partie importante du réseau scolaire public et privé peine toujours à offrir des services qui répondent aux besoins éducatifs des élèves qui font l’objet d’une protection de la Charte en vertu de l’article 10. Cela entraîne notamment comme conséquence ultime de perpétuer l’écart que l’on peut observer dans les taux de diplomation et de qualification de ces élèves avec ceux de l’ensemble des élèves du Québec.
Les plus récentes données relatives à la qualification et la diplomation qui ont été rendues publiques par votre ministère démontrent l’ampleur de cet écart. La situation des élèves des territoires autochtones conventionnés est particulièrement alarmante à cet égard. Ce ne sont pas moins de 58 % de ces derniers qui quittent le secondaire sans diplôme ni qualification. Sans être aussi élevés, les taux de sortie sans diplôme ni qualification des élèves HDAA (25,1 %), des élèves immigrants de première génération (21,5 %) et des élèves provenant de milieux défavorisés (19,7 %) sont aussi largement préoccupants, car ils demeurent nettement supérieurs au taux observé pour l’ensemble des élèves du Québec (13,5 %)[9].
Le volume de plaintes traitées par la Commission témoigne de l’importance des difficultés vécues par les élèves qui appartiennent à un groupe protégé par la Charte. En effet, depuis l’année scolaire 2016-2017, la Commission a ouvert 269 dossiers d’enquête portant sur l’accès aux services éducatifs dispensés par les établissements d’enseignement préscolaire, primaire ou secondaire. Ces dossiers concernent l’ensemble des régions administratives du Québec et 83 % d’entre eux mettent en cause des établissements d’enseignement du réseau public, alors que 17 % visent des établissements du réseau privé. Le handicap est le motif de discrimination qui est le plus fréquemment évoqué : il représente 68 % de tous les dossiers ouverts qui concernent les services éducatifs dispensés aux élèves par les centres de services scolaires. Il est suivi par les motifs « race, couleur et origine ethnique ou nationale » qui correspondent à 20 % de ces mêmes dossiers.
Par ailleurs, les travaux de recherche que la Commission a réalisés lui ont permis de documenter plus finement les obstacles qui jalonnent le parcours scolaire des élèves qui appartiennent aux groupes ci-haut mentionnés et qui mettent en danger leur réussite éducative. Elle a ainsi pu identifier les besoins éducatifs qui sont spécifiques à ces élèves. Pour répondre à ces besoins et endiguer les situations d’atteinte aux droits prévus à la Charte pour ces élèves, la Commission a formulé plusieurs recommandations au ministère de l’Éducation et aux principaux acteurs du réseau scolaire :
- 22 recommandations dans le cadre de l’étude qu’elle a rendue publique sur les services destinés aux élèves HDAA (2018)[10] ;
- 18 recommandations visant le milieu scolaire dans son bilan de la mise en œuvre des recommandations du Rapport de la consultation qu’elle a mené sur le profilage racial et ses conséquences (2020)[11].
À ce jour, malgré le fait que les groupes protégés par la Charte continuent de vivre des parcours scolaires parsemés de difficultés, ce qui les rend davantage susceptibles de quitter l’école secondaire, sans diplôme ni qualification, la majorité des recommandations n’ont pas été suivies[12]. Dans de telles circonstances, la Commission considère que les mesures proposées par le projet de loi no 23 devraient s’appuyer sur celles-ci et participer à leur mise en œuvre.
Ainsi, aux fins de l’évaluation des besoins des élèves en lien avec leur réussite éducative, lorsque le ministre sera appelé à définir les outils, cibles et indicateurs permettant de détecter les facteurs de risque pour la réussite scolaire des élèves[13], il faudrait qu’il tienne obligatoirement compte de la situation des élèves appartenant aux groupes qui font l’objet d’une protection de la Charte. Il devrait en être de même lorsqu’il aura à conseiller et soutenir les centres de services scolaires, conformément à ce qui est prévu à l’article 37 du projet de loi[14].
Les recommandations de la Commission sont autant de pistes d’action qui peuvent se traduire en cibles et indicateurs susceptibles d’influer favorablement sur les conditions de scolarisation de ces élèves.
Par exemple, elle a recommandé qu’un seuil de ressources spécialisées suffisant soit défini pour chaque centre de services scolaire en vue d’assurer l’évaluation des besoins et des capacités des élèves HDAA, la mise en œuvre effective de mesures d’adaptation pour ces derniers et le soutien nécessaire au personnel enseignant pour qu’il puisse accompagner adéquatement ces élèves dans leurs apprentissages. Ainsi, ce seuil constitue en soi une cible à atteindre pour répondre à ces objectifs. Des indicateurs devraient d’ailleurs être définis en fonction de cette cible.
De la même manière, des indicateurs devraient être développés en lien avec une des cibles qu’elle a identifiées en regard de la réussite éducative des élèves racisés et immigrants, soit celle de mettre en œuvre des modèles de collaboration parents-écoles impliquant davantage les intervenants communautaires[15].
La collecte des données
Pour être en mesure de procéder à l’analyse de la situation de certains élèves ou de groupes d’élèves pour lesquels la réussite pourrait être compromise, le ministre devrait pouvoir disposer de données probantes relativement aux parcours scolaires des élèves qui sont protégés en vertu des motifs interdits de discrimination énumérés à la Charte.
Il serait effectivement primordial qu’aux fins de l’évaluation des besoins des élèves qu’il serait tenu de faire[16], le ministre puisse utiliser de telles données qui lui permettraient d’estimer les besoins éducatifs qui sont propres à ces groupes d’élèves dont le droit de recevoir des services éducatifs sans discrimination. De plus, cette collecte de données permettrait aux établissements d’enseignement d’offrir le soutien nécessaire aux élèves qui présentent des besoins particuliers. Ils pourraient entre autres évaluer plus adéquatement les ressources à déployer pour répondre aux besoins des élèves, notamment les ressources professionnelles et de soutien nécessaires à l’adaptation des services éducatifs.
À l’heure actuelle, il existe plusieurs angles morts dans la collecte de données que fait actuellement le ministère sur les effectifs scolaires dans les différents programmes de formation, lesquels rendent invisibles les besoins éducatifs de ces élèves. À titre illustratif, le ministère ne dispose pas de données spécifiques concernant la fréquentation des élèves HDAA aux programmes de formation professionnelle et de formation aux adultes[17]. Dans de telles circonstances, il est difficile de concevoir comment le ministère peut s’assurer que ces milieux de formation déploient les services adaptés nécessaires pour favoriser leurs apprentissages et leur réussite éducative.
Dans un autre ordre d’idées, les besoins des élèves racisés ne sont pas documentés de façon systématique, et ce, dans l’ensemble des programmes de formation qui sont offerts par les établissements d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire, incluant la formation générale des jeunes. Cette réalité tend à invisibiliser les difficultés que ceux-ci peuvent rencontrer dans la poursuite de leur parcours scolaire. À titre illustratif, les travaux de la Commission sur le profilage racial en milieu scolaire ont notamment permis de révéler que certains élèves racisés, notamment ceux des communautés noires, se voient fréquemment orientés vers la formation professionnelle et la formation aux adultes, lorsqu’ils éprouvent des difficultés scolaires[18]. Dans ce cas bien précis, on observe la même réalité que pour les élèves HDAA : en l’absence de données les concernant, l’élaboration de mesures spécifiques de soutien à leur réussite semble largement compromise.
Pour lever ces importantes difficultés et permettre d’apporter les correctifs nécessaires afin que ces derniers puissent exercer pleinement leur droit à l’instruction publique gratuite en toute égalité, la Commission estime absolument nécessaire que le projet de loi no 23 prévoit une obligation pour les centres de services scolaires, les commissions scolaires anglophones et les établissements d’enseignement privé de recueillir des données désagrégées par motifs de discrimination inscrits à la Charte, et ce, pour l’ensemble des programmes de formation qu’ils offrent. Leur obligation devrait s’étendre à la transmission des données au ministre.
Retenons que la collecte de données dans le milieu scolaire devrait avoir pour objectif explicite d’assurer le droit à l’égalité des élèves et de lutter contre la discrimination dont il pourrait faire l’objet. Ainsi, la collecte et l’utilisation des données concernant les élèves devraient être faites dans le respect des droits et libertés protégés par la Charte, dont le droit au respect de sa vie privée.
En terminant, la Commission souhaite insister sur l’importance de garder à l’esprit que les bénéficiaires de la réforme proposée doivent être les élèves. De ce fait, toutes les décisions qui sont prises les concernant doivent respecter leurs droits et être dans leur intérêt. Il s’agit de principes fondamentaux reconnus par notre législation et par le droit international, notamment la Convention relative aux droits de l’enfant[19].
Veuillez agréer, mesdames, messieurs, l’expression de mes sentiments distingués.
Le Président,
Philippe-André Tessier
[1] Ci-après « Commission ».
[2] RLRQ, c. C -12, (ci-après « Charte »).
[3] Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P -34.1.
[4] Charte, art. 58 al. 2.
[5] Charte, art. 71 al. 1 et al. 2 (6).
[6] Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique et édictant la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation, projet de loi no 23 (présentation - 4 mai 2023), 1re sess., 43e légis. (Qc) (ci-après « projet de loi no 23 »).
[7] Voir les explications fournies par le ministre de l’Éducation dans le Journal des débats : https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/43-1/journal-debats/20230912/358405.html
[8] Ci-après « élèves HDAA ».
[9] Ministère de l’Éducation, Taux de sortie sans diplôme ni qualification au secondaire – Édition 2022, p. 7.
[10] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Le respect des droits des élèves HDAA dans le réseau scolaire québécois : une étude systémique, Daniel Ducharme et Johanne Magloire avec la collaboration de Me Karina Montminy, (Cat. 2.120-12.61.1), 2018.
[11] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Bilan de la mise en œuvre du Rapport de la consultation de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse sur le profilage racial et ses conséquences, Me Evelyne Pedneault, Amina Triki-Yamani, 2020.
[12] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la Commission de la culture et de l’éducation de l’Assemblée nationale sur le projet de loi no 86, Loi modifiant l’organisation et la gouvernance des commissions scolaires en vue de rapprocher l’école des lieux de décision et d’assurer la présence des parents au sein de l’instance décisionnelle de la commission scolaire, (Cat. 2.412.84.4), 2016, p. 6.
[13] Projet de loi no 23, art. 37 insérant l’art. 459.4.1.
[14] Id.
[15] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, préc., note 11, p. 181.
[16] Projet de loi no 23, art. 37 insérant l’art. 459.4.1.
[17] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse préc., note 11, p. 103 à 109.
[18] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, préc., note 12, p. 179 et 180.
[19] Convention relative aux droits de l’enfant (1989), Doc. N.U. A/RES/44/25, [1992] R.T. Can. n° 3, R.T. Qué. 9 décembre 1991